Retour à la page d'accueil

Roger Nordmann

Conseiller national

Parti socialiste vaudois / lausannois

Aller au site du Parti socialiste vaudois

retour à la page d'accueil

Page de mon ancien site

(archive provisoire)

Retour au site

 

 

   

Le Temps 5.11.2014

Le forfait fiscal, inéquitable, est en passe de devenir intolérable

A l’article 127 de la Constitution fédérale, le deuxième alinéa stipule que «dans la mesure où la nature de l’impôt le permet, les principes de l’universalité, de l’égalité de traitement et de la capacité économique doivent, en particulier, être respectés». Cette simple phrase est absolument centrale pour la légitimité de la fiscalité.

Pour que chacun accepte de payer les impôts, l’usage efficace et adéquat des deniers publics n’est pas la seule prémisse. Du côté du prélèvement, il convient de respecter les trois principes constitutionnels de l’article 127. Premièrement, l’universalité assure que chacun soit soumis à l’impôt. Deuxièmement, l’égalité de traitement garantit que deux contribuables dont la situation et les ressources sont équivalentes paient le même montant. Et troisièmement, le principe de l’imposition selon la capacité économique oblige celui dont la situation économique est plus favorable à contribuer davantage.

Or, l’actuel système d’imposition à la dépense viole largement le deuxième et le troisième de ces principes, et donc l’égalité de traitement face à l’impôt:

• pour une situation économique donnée, le contribuable imposé au forfait ne paie qu’une fraction de l’impôt dû par un contribuable suisse ordinaire;

• un contribuable multimillionnaire en revenus et imposé au forfait peut tout à fait payer un montant d’impôt identique à celui d’un contribuable suisse qui gagne 300'000 francs par an.

Historiquement, les forfaits permettaient à des étrangers, retraités aisés, de se soustraire à leur fisc national, à la condition explicite de ne pas exercer d’activité économique en Suisse. Le caractère douteux de ce dispositif s’est cependant renforcé avec l’internationalisation de l’économie et les progrès technologiques: désormais, gérer une grande fortune depuis la Suisse est devenu extrêmement simple. C’est ainsi que l’on ne compte plus les oligarques russes venus profiter de ce système pour vaquer à leurs affaires. Il est impossible de contrôler l’absence d’activité économique en Suisse. D’ailleurs, en contradiction complète avec les exigences légales, une partie du revenu des personnes imposées au forfait est souvent gagnée en Suisse: à ma connaissance, tel artiste français n’abandonne pas ses royalties sur ses chansons vendues en Suisse; tel propriétaire d’une chaîne mondiale d’ameublement ne fuit pas le marché helvétique; tel sportif en pré-retraite ne renonce pas à l’usage publicitaire de son image chez nous.

Dans les faits, il est presque impossible de vérifier la domiciliation effective du contribuable en Suisse. En réalité, le forfait fiscal est devenu l’outil de prédilection d’une certaine jet-set pour la soustraction fiscale. On abuse de notre pays comme base arrière d’évasion. Cette pratique est indigne de la Suisse et mérite d’être abolie. Le fait que quelques autres pays entretiennent des systèmes analogues n’est pas une raison pour le maintenir, bien au contraire: la Suisse a les moyens de montrer l’exemple, et cela fera augmenter la pression sur les autres pays concernés.

Quelles seraient les conséquences financières de l’abolition des forfaits fiscaux? Cinq cantons suisses les ont récemment abolis. Dans deux d’entre eux, Zurich et Schaff­house, les autorités disposent du recul voulu pour évaluer l’impact. A Zurich, 99 personnes sont parties, et 102 sont restées. En tenant compte de l’impôt payé par les nouveaux habitants des logements abandonnés par ces 99 personnes, le canton de Zurich n’a perdu que 2 millions de francs. A Schaffhouse, deux des quatre personnes sont parties, et le canton y a gagné 700' 000 francs. On voit que l’impact sur le budget cantonal est soit positif, soit neutre ou légèrement négatif. Avec une abolition à l’échelle nationale, il est quasiment certain que l’effet sera positif: la possibilité de partir dans un autre canton n’existera plus, et seule demeurera alors la tentation de retourner à l’étranger, avec les mêmes inconvénients. En réalité, cet effet s’explique logiquement: en remplacement des milliardaires imposés au forfait, des millionnaires payant honnêtement leurs impôts occupent ces mêmes logements.

Sur le plan de la crédibilité fiscale internationale de notre pays, ce dispositif est extrêmement nuisible. Il participe à cette logique de braconnage fiscal qui nous a trop souvent animés. Dans le domaine connexe de la fiscalité des entreprises, la Suisse s’est mise dans une situation inextricable avec sa politique de taxation différenciée des bénéfices indigènes et étrangers. Ressortir de cette situation est extrêmement compliqué, comme nous nous en apercevons aujourd’hui. Dans le domaine des forfaits fiscaux, il est encore temps d’abolir le dispositif avant que nous n’en devenions trop dépendants et que nous nous retrouvions le dos au mur sur le plan international. Dans un contexte de crise économique globale, où de nombreux Etats sont dans une situation financière difficile, la Suisse n’a pas à torpiller leurs efforts de redressement budgétaire en offrant une base arrière pour l’évasion fiscale. C’est une question de dignité.

Finalement, les seuls perdants de cette abolition seraient les quelques avocats et fiduciaires spécialisés dans la négociation secrète des arrangements forfaitaires entre leurs clients et le fisc cantonal. De manière révélatrice, l’un d’entre eux vient de publier la troisième édition d’un ouvrage intitulé Délocalisation et investissements des personnes fortunées étrangères en Suisse et en Belgique. Au fil du temps, cette corporation a érigé en méthode des pratiques qui n’étaient autrefois que de petits arrangements d’arrière-boutique. Selon toute vraisemblance, cette exhibition constitue le prélude à l’abolition du dispositif, car l’indécence résiste rarement à la lumière. Le 30 novembre, le peuple suisse aura-t-il l’élégance de faire cesser de lui-même ces mauvaises pratiques? Ou la Suisse préférera-t-elle, comme trop souvent, temporiser avant de s’y résoudre sous la contrainte?